L'homme se tient sur une brèche, dans l'intervalle entre le passé révolu et l'avenir infigurable. Il ne peut s'y tenir que dans la mesure où il pense, brisant ainsi, par sa résistance aux forces du passé infini et du futur infini, le flux du temps indifférent. Chaque génération nouvelle, chaque homme nouveau doit redécouvrir laborieusement l'activité de pensée. Longtemps, pour ce faire, on put recourir à la tradition. Or nous vivons, à l'âge moderne, l'usure de la tradition, la crise de la culture. Il ne s'agit pas de renouer le fil rompu de la tradition, ni d'inventer quelque succédané ultra-moderne, mais de savoir s'exercer à penser pour se mouvoir dans la brèche. Hannah Arendt, à travers ces essais d'interprétation critique - notamment de la tradition et des concepts modernes d'histoire, d'autorité et de liberté, des rapports entre vérité et politique, de la crise de l'éducation -, entend nous aider à savoir comment penser en notre siècle.
Guy Debord (1931-1994) a suivi dans sa vie, jusqu'à la mort qu'il s'est choisie, une seule règle. Celle-là même qu'il résume dans l'Avertissement pour la troisième édition française de son livre La Société du Spectacle :
«Il faut lire ce livre en considérant qu'il a été sciemment écrit dans l'intention de nuire à la société spectaculaire. Il n'a jamais rien dit d'outrancier.»
La consommation est devenue la morale de notre monde. Elle est en train de détruire les bases de l'être humain, c'est-à-dire l'équilibre que la pensée européenne, depuis les Grecs, a maintenu entre les racines mythologiques et le monde du logos.
L'auteur précise : « Comme la société du Moyen Âge s'équilibre sur la consommation et sur le diable, ainsi la nôtre s'équilibre sur la consommation et sur sa dénonciation. »
« L'oeil et l'Esprit est le dernier écrit que Merleau-Ponty put achever de son vivant. Installé, pour deux ou trois mois, dans la campagne provençale, non loin d'Aix, au Tholonet, goûtant le plaisir de ce lieu qu'on sentait fait pour être habité, mais surtout, jouissant chaque jour du paysage qui porte à jamais l'empreinte de l'oeil de Cézanne, Merleau-Ponty réinterroge la vision, en même temps que la peinture. Il cherche, une fois de plus, les mots du commencement, des mots, par exemple, capables de nommer ce qui fait le miracle du corps humain, son inexplicable animation, sitôt noué son dialogue muet avec les autres, le monde et lui-même - et aussi la fragilité de ce miracle. » Claude Lefort.
«De ce problème, vraiment primordial, posé à l'âme naïve par les phénomènes du feu, la science contemporaine s'est presque complètement détournée. Les livres de Chimie, au cours du temps, ont vu les chapitres sur le feu devenir de plus en plus courts. Et les livres modernes de Chimie sont nombreux où l'on chercherait en vain une étude sur le feu et sur la flamme. Le feu n'est plus un objet scientifique. Le feu, objet immédiat saillant, objet qui s'impose à un choix primitif en supplantant bien d'autres phénomènes, n'ouvre plus aucune perspective pour une étude scientifique. Il nous paraît alors instructif, du point de vue psychologique, de suivre l'inflation de cette valeur phénoménologique et d'étudier comment un problème, qui a opprimé la recherche scientifique durant des siècles, s'est trouvé soudain divisé ou évincé sans avoir été jamais résolu.» Gaston Bachelard.
Rien de plus fragile que la faculté humaine d'admettre la réalité, d'accepter sans réserves l'impérieuse prérogative du réel. Cette faculté se trouve si souvent prise en défaut qu'il semble raisonnable d'imaginer qu'elle n'implique pas la reconnaissance d'un droit imprescriptible - celui du réel à être perçu - mais figure plutôt une sorte de tolérance, conditionnelle et provisoire. Le réel n'est généralement admis que sous certaines conditions et seulement jusqu'à un certain point : s'il abuse et se montre déplaisant, la tolérance est suspendue. Un arrêt de perception met alors la conscience à l'abri de tout spectacle indésirable. Quant au réel, s'il insiste et tient absolument à être perçu, il pourra toujours aller se faire voir ailleurs.Cet essai vise à illustrer le lien entre l'illusion et le double, à montrer que la structure fondamentale de l'illusion n'est autre que la structure paradoxale du double. Paradoxale, car la notion de double implique en elle-même un paradoxe : d'être à la fois elle-même et l'autre.
«Ces Commentaires pourront servir à écrire un jour l'histoire du spectacle ; sans doute le plus important événement qui se soit produit dans ce siècle ; et aussi celui que l'on s'est le moins aventuré à expliquer. En des circonstances différentes,je crois que j'aurais pu me considérer comme grandement satisfait de mon premier travail sur ce sujet, et laisser à d'autres le soin de regarder la suite. Mais, dans le moment où nous sommes, il m'a semblé que personne d'autre ne le ferait.»
Le dossier ici réuni rapproche des textes aux sujets variés, certains devenus classiques, comme L'oeuvre d'art à l'époque de sa reproduction mécanisée, d'autres plus rares ou pratiquement inconnus du public français : le premier exposé de ce qui devait devenir Paris, capitale du XIX? siècle, une étude sur les «Tableaux parisiens» de Baudelaire, telles autres sur Les Allemands de quatre-vingt-neuf, ou sur l'épopée et le roman. Tous appartiennent à la dernière période de la vie de Walter Benjamin, en exil en France de 1933 jusqu'à son suicide en 1940, quand il ne put obtenir de visa pour passer en Espagne. Il s'agit tantôt d'écrits qu'il rédigea directement en français comme les cinq fragments d'Enfance berlinoise ; tantôt des traductions auxquelles il a directement collaboré. Ces treize essais ont été choisis par les éditeurs à partir de la grande édition allemande des Oeuvres complètes, de façon à présenter, à travers un parcours chronologique, une image aussi précise que possible de la relation riche et complexe que Walter Benjamin entretient avec la langue et la littérature françaises, de Baudelaire à Proust, de Paul Valéry aux surréalistes.
On connaît la rengaine, tant elle semble réaliste : richesse du monde, appauvrissement des existences ; triomphe du capital, liquidation des savoir-vivre ; surpuissance de la finance, «prolétarisation» et unification des modes de vie, par l'industrialisation de la camelote kitsch et des produits jetables, interchangeables, insignifiants - le capitalisme est une machine de déchéance esthétique et d'enlaidissement du monde.
Est-ce si sûr?
Le style, la beauté, la mobilisation des goûts et des sensibilités s'imposent chaque jour davantage comme des impératifs stratégiques des marques : le capitalisme d'hyperconsommation est un mode de production esthétique.
Dans les industries de consommation, le design, la mode, la publicité, la décoration, le cinéma, le show-business des produits chargés de séduction sont créés en masse. Ils véhiculent des affects et de la sensibilité, ils agencent un univers esthétique proliférant et hétérogène par l'éclectisme des styles qui s'y déploie. Partout le réel se construit comme une image en y intégrant une dimension esthétique-émotionnelle devenue centrale dans la compétition que se livrent les marques.
Tel est le capitalisme artiste, lequel se caractérise par le poids grandissant des marchés de la sensibilité, par un travail systématique de stylisation des biens et des lieux marchands, par l'intégration généralisée de l'art, du «look» et de l'affect dans l'univers consumériste. Créant un paysage économique mondial chaotique tout en stylisant l'univers du quotidien, le capitalisme est moins un ogre dévorant ses propres enfants qu'un Janus à deux visages.
L'image a toujours eu barre sur les hommes, mais l'oeil occidental a une histoire et chaque époque son inconscient optique. Notre regard fut magique avant d'être artistique. Il devient à présent économique.
Il n'y a pas d'image en soi. Son statut et ses pouvoirs ont varié au gré des révolutions techniques et des croyances collectives. C'est la logique de cette évolution surprenante qu'on a voulu ici suivre à la trace, depuis les grottes ornées jusqu'à l'écran d'ordinateur. En réconciliant, par une démarche médiologique, les approches matérielle et spirituelle du monde de l'art, trop souvent exclusives.
L'ère des images n'aura-t-elle été qu'une brève parenthèse entre le temps des « idoles » et celui du « visuel » où nous sommes entrés ?
La mise au jour des codes invisibles du visible dissipe en tout cas quelques mythes tenaces, tels que « l'histoire de l'Art » ou « la Civilisation de l'image ». En entrant dans la vidéosphère, avec le saut décisif du cinéma à la télévision et bientôt avec la révolution numérique, c'est sans doute aussi à « la société du spectacle » qu'il nous faut dire adieu.
Une génération après que la Révolution eut supprimé les privilèges aristocratiques, une nouvelle élite apparut dans la société française : les «artistes», dont le prestige était devenu tel qu'il leur permettait de s'égaler aux plus grands, malgré l'absence de naissance, de fortune, de pouvoir. En même temps s'imposait l'idée qu'ils formaient une seule catégorie mêlant, tous genres confondus, écrivains, peintres, sculpteurs, musiciens. Et l'identité collective de cette catégorie inédite se définissait, avec la «bohème», par l'excentricité du hors normes : une élite en marge, donc.
Cette situation paradoxale s'explique en partie par le statut institutionnel, économique, démographique, juridique, sémantique des activités artistiques, que reconstitue minutieusement Nathalie Heinich. Mais elle tient aussi à des facteurs de plus longue durée : les valeurs de sens commun, que révèle l'exploration des romans, des témoignages, des journaux, des correspondances. Car on ne comprendrait pas que cet étrange phénomène ait pu perdurer, s'imposant aujourd'hui plus que jamais, sans prendre en compte ces valeurs fondamentales que sont l'aspiration à l'égalité et la reconnaissance de l'excellence, la préséance du mérite et le droit au privilège.
La singularité artiste offrirait-elle à notre société contemporaine, écartelée entre aristocratisme, égalitarisme et méritocratie, une solution de compromis à un élitisme acceptable par la démocratie ?
Nelson Goodman, l'un des plus distingués philosophes contemporains, est une des grandes figures du renouveau de l'esthétique par la philosophie analytique. Dans Manières de faire des mondes, il s'interroge sur la croyance commune qui voudrait que les ressources de l'artiste soient plus variées et plus impressionnantes que celles du scientifique. À l'artiste, les modes de référence, littérale et non littérale, linguistique et non linguistique, dénotationnelle et non dénotationnelle, dans la diversité des médias. Au scientifique, une approche strictement linguistique, littérale et dénotationnelle. C'est négliger, par exemple, que la science utilise des instruments analogiques, la métaphore dans le cas de la mesure par exemple, ou bien encore, qu'en physique et en astronomie contemporaines elle parle de charme, d'étrangeté et de trous noirs. Même si le produit ultime de la science, contrairement à celui de l'art, est une théorie littérale, verbale ou mathématique, la science et l'art procèdent de la même façon dans leur recherche et leur construction.
Ce tournant de siècle est marqué par une lassitude foncière. Ontologique, dirait-on : la chronométrie intime, les contrats avec le temps qui déterminent si largement notre conscience indiquent la fin d'après-midi. Nous sommes des tard venus. Du moins avons-nous le sentiment de l'être. On nous dirait ployés vers la terre et vers la nuit, comme des plantes à la tombée du jour.
Quel impact ces temps couverts ont-ils sur la grammaire - c'est-à-dire l'organisation articulée de la perception, de la réflexion et de l'expérience, la structure nerveuse de la conscience qu'elle communique avec elle-même et les autres ? Que deviennent les temps verbaux qui organisent notre présence au monde quand les sciences humaines et les arts, désenchantés par la glose, ne croient plus possible la création, mais que les sciences sont, elles, saisies par l'ivresse de la découverte des commencements, possible dans les temps à venir ? Faut-il vraiment désormais que du futur la pensée et les arts fassent table rase oe
Au crépuscule des utopies - politiques, théologiques, philosophiques -, qui n'appartiennent plus à notre syntaxe, George Steiner a écrit le premier in memoriam pour les temps futurs. Du temps où la découverte des origines de la matière n'entendait pas encore tenir lieu de réflexion sur le néant, donc sur la création.