D'importation récente en France, le « wokisme » ne cesse d'étendre son emprise, en particulier à l'Université et dans le monde culturel. Partant de louables intentions de lutte contre les discriminations, il engendre des pratiques parfois problématiques. Il flirte alors avec des tentations totalitaires qui rappellent un passé stalinien mal connu des nombreux jeunes tentés par cette mouvance perçue comme progressiste. Or ils en ignorent les risques pour les valeurs démocratiques fondamentales : l'universalisme, la rationalité scientifique, la liberté d'expression, la laïcité. C'est pourquoi la critique du wokisme ne relève pas d'une pensée conservatrice ou réactionnaire mais de la défense du modèle républicain.
Exemples à l'appui, Nathalie Heinich éclaire ce phénomène et donne des clés pour en comprendre les fondements. Et elle appelle à la vigilance contre certaines dérives du wokisme vers un totalitarisme militant, un « totalitarisme d'atmosphère », non étatique certes mais néanmoins puissant.
Nathalie Heinich, sociologue au CNRS, est membre de l'Observatoire des idéologies identitaires. Outre ses nombreux ouvrages de recherche, elle a publié deux textes d'intervention : Ce que le militantisme fait à la recherche (Gallimard, « Tracts », 2021), et Oser l'universalisme. Contre le communautarisme (Le Bord de l'eau, 2021).
Dans un article paru en 1999 dans Le Débat, Nathalie Heinich proposait de considérer l'art contemporain comme un genre de l'art, différent de l'art moderne comme de l'art classique. Il s'agissait d'en bien marquer la spécificité - un jeu sur les frontières ontologiques de l'art - tout en accueillant la pluralité des définitions de l'art susceptibles de coexister. Quinze ans après, la «querelle de l'art contemporain» n'est pas éteinte, stimulée par l'explosion des prix, la spectacularisation des propositions et le soutien d'institutions renommées, comme l'illustrent les «installations» controversées à Versailles. Dans ce nouveau livre, l'auteur pousse le raisonnement à son terme:plus qu'un «genre» artistique, l'art contemporain fonctionne comme un nouveau paradigme, autrement dit «une structuration générale des conceptions admises à un moment du temps», un modèle inconscient qui formate le sens de la normalité. Nathalie Heinich peut dès lors scruter en sociologue les modalités de cette révolution artistique dans le fonctionnement interne du monde de l'art:critères d'acceptabilité, fabrication et circulation des oeuvres, statut des artistes, rôle des intermédiaires et des institutions... Une installation, une performance, une vidéo sont étrangères aux paradigmes classique comme moderne, faisant de l'art contemporain un objet de choix pour une investigation sociologique raisonnée, à distance aussi bien des discours de ses partisans que de ceux de ses détracteurs.
Attribuer de la valeur aux personnes est une activité familière, sur laquelle on ne s'interroge pas. Elle obéit pourtant à des règles implicites. Ce livre applique à ces règles le modèle d'analyse proposé dans Des valeurs, une approche sociologique (2017). Il fait apparaître tout d'abord une large gamme de "preuves de qualité", du statut au talent en passant par l'apparence physique ou les actes ; ensuite, le rôle décisif des "épreuves d'évaluation" comme les examens, concours, prestations publiques ; enfin "l'épreuve de la grandeur" qui fabrique dans les représentations des hiérarchies, donc des inégalités.
Cette question des inégalités est particulièrement sensible aujourd'hui. Elle est abordée ici en toute neutralité, dans le seul but d'analyser, de décrire, de comprendre, selon la méthode pragmatique et compréhensive mise en oeuvre par l'auteur.
« À cumuler la posture du chercheur qui étudie les phénomènes avec celle de l'acteur qui tente d'agir sur eux, on ne fait que de la recherche au rabais et de la politique de campus. »
Nathalie Heinich
Nous pensions en avoir presque fini avec la contamination de la recherche par le militantisme. Mais le monde académique que nous dessinent les nouveaux chantres de l'identitarisme communautariste n'a rien à envier à celui que s'étaient jadis annexé les grandes idéologies. Nos « universitaires engagés », trouvant sans doute que voter, manifester, militer dans une association ou un parti ne sont pas assez chics pour eux, tentent de reconquérir les amphithéâtres et leurs annexes. Obnubilés par le genre, la race et les discours de domination, ils appauvrissent l'Université de la variété de ses ressources conceptuelles.
Qu'il soit la source ou l'écho de cette nouvelle dérive, décrite ici dans toutes ses aberrations, le monde social que ces chercheurs-militants s'attachent à bâtir s'avère à bien des égards invivable, habité par la hargne et le désir insatiable de revanche.
Une génération après que la Révolution eut supprimé les privilèges aristocratiques, une nouvelle élite apparut dans la société française : les «artistes», dont le prestige était devenu tel qu'il leur permettait de s'égaler aux plus grands, malgré l'absence de naissance, de fortune, de pouvoir. En même temps s'imposait l'idée qu'ils formaient une seule catégorie mêlant, tous genres confondus, écrivains, peintres, sculpteurs, musiciens. Et l'identité collective de cette catégorie inédite se définissait, avec la «bohème», par l'excentricité du hors normes : une élite en marge, donc.
Cette situation paradoxale s'explique en partie par le statut institutionnel, économique, démographique, juridique, sémantique des activités artistiques, que reconstitue minutieusement Nathalie Heinich. Mais elle tient aussi à des facteurs de plus longue durée : les valeurs de sens commun, que révèle l'exploration des romans, des témoignages, des journaux, des correspondances. Car on ne comprendrait pas que cet étrange phénomène ait pu perdurer, s'imposant aujourd'hui plus que jamais, sans prendre en compte ces valeurs fondamentales que sont l'aspiration à l'égalité et la reconnaissance de l'excellence, la préséance du mérite et le droit au privilège.
La singularité artiste offrirait-elle à notre société contemporaine, écartelée entre aristocratisme, égalitarisme et méritocratie, une solution de compromis à un élitisme acceptable par la démocratie ?
«Valeurs» : jamais ce terme n'a été aussi fréquemment invoqué, alors même qu'il est peu ou mal défini. Plutôt que de contourner ou de disqualifier la question, Nathalie Heinich l'aborde avec sérieux, au moyen des outils des sciences sociales, en adoptant une approche descriptive, compréhensive et résolument neutre. Elle montre ainsi que les valeurs ne sont ni des réalités ni des illusions, mais des représentations collectives cohérentes et agissantes.
Contrairement à la philosophie morale, qui prétend dire ce que seraient de «vraies» valeurs, la «sociologie axiologique» s'attache à ce que sont les valeurs pour les acteurs : comment ils évaluent, opinent, pétitionnent, expertisent ; comment ils attribuent de «la» valeur, en un premier sens, par le prix, le jugement ou l'attachement ; comment les différents objets valorisés (choses, personnes, actions, états du monde) deviennent des «valeurs» en un deuxième sens (la paix, le travail, la famille) ; et comment ces processus d'attribution de valeur reposent sur des «valeurs» en un troisième sens, c'est-à-dire des principes largement partagés (la vérité, la bonté, la beauté), mais diversement mis en oeuvre en fonction des sujets qui évaluent, des objets évalués et des contextes de l'évaluation.
L'analyse pragmatique des jugements produits en situation réelle de controverse, de différend impossible à clore, tels les débats sur la corrida, permet à l'auteur de mettre en évidence la culture des valeurs que partagent les membres d'une même société. On découvre ainsi que, contrairement à quelques idées reçues, l'opinion n'est pas réductible à l'opinion publique, pas plus que la valeur ne l'est au prix, ni les valeurs à la morale ; que les valeurs ne sont ni de droite ni de gauche ; et qu'elles ne sont ni des entités métaphysiques existant «en soi», ni des constructions arbitraires ou des dissimulations d'intérêts cachés.
L'identité n'est ni une notion molle, signifiant tout et n'importe quoi, ni, à l'opposé, une réalité substantielle qu'il suffirait d'observer. S'appuyant sur la compilation de nombreux travaux produits dans différents domaines (anthropologie, sociologie, psychologie sociale, psychanalyse, histoire), cet ouvrage de synthèse montre qu'il s'agit d'une expérience à la fois importante et dûment structurée, ainsi que d'une notion parfaitement utilisable. Mais il faut pour cela s'abstenir de réduire la question de l'identité à un camp politique, ou à la seule dimension de l'identité nationale, ou encore à une conception essentialiste et unidimensionnelle : ce pour quoi la meilleure façon de comprendre l'identité est d'en passer par ce qu'elle n'est pas. Au terme d'une telle analyse, la notion d'identité apparaît comme non seulement compréhensible mais utile, en tant qu'elle permet de mettre en évidence les conditions d'une cohérence de soi dans les différents régimes d'existence, du plus individuel au plus collectif.
Depuis le début du siècle, et plus radicalement depuis les années cinquante, les avant-gardes artistiques réitèrent sous différents angles l'opération qui consiste à transgresser une frontière et, en la transgressant, à la donner à voir frontières de l'art lui-même tel que le définit le sens commun (beauté, expressivité, signification, pérennité, exposabilité, et jusqu'aux matériaux traditionnels que sont la peinture sur toile et la sculpture sur socle), frontières matérielles du musée, frontières mentales de l'authenticité, frontières éthiques de la morale et du droit. Ainsi s'est constitué un nouveau « genre » de l'art, occupant une position homologue de celle de la « peinture d'histoire » à l'âge classique.
À cette déconstruction des principes canoniques définissant traditionnellement l'oeuvre d'art, les différentes catégories de publics tendent bien sûr à réagir négativement, en réaffirmant - parfois violemment - les valeurs ainsi transgressées. Mais peu à peu, les médiateurs spécialisés (critiques d'art, galeristes, collectionneurs, responsables institutionnels) intègrent ces transgressions en élargissant les frontières de l'art, provoquant ainsi de nouvelles réactions - et de nouvelles transgressions toujours plus radicales, obligeant les institutions à toujours plus de permissivité, et instaurant une coupure toujours plus prononcée entre initiés et profanes.
C'est là le jeu à trois partenaires, ce « triple jeu » qui donne sens aux étranges avatars des avant-gardes actuelles. Pour le comprendre, il faut donc s'intéresser non seulement aux propositions des artistes (peintures et sculptures, installations et assemblages, performances et happenings, interventions in situ et vidéos), mais aussi aux réactions auxquelles elles donnent lieu (gestes, paroles, écrits) et aux instruments de leur intégration à la catégorie des oeuvres d'art (murs des musées et des galeries, argent et nom des institutions, pages des revues, paroles et écrits des spécialistes). Aussi faut-il associer ces trois approches trop compartimentées que sont la sociologie des oeuvres, la sociologie de la réception et la sociologie de la médiation. C'est ce que propose ce livre, empruntant aux tendances les plus récentes des sciences sociales, à partir d'une analyse esthétique des oeuvres d'art contemporain, ainsi que d'enquêtes auprès des publics, d'observations de terrain, de statistiques et d'analyses de textes. Dans l'atmosphère de lutte de clans qui entoure aujourd'hui l'art contemporain, partisans et opposants se demanderont sans doute de quel bord est issue cette réflexion. Elle a toutes chances de conforter et d'agacer les uns comme les autres : elle agacera ses adversaires en confortant ses défenseurs, parce qu'elle montre que les pratiques artistiques les plus déroutantes obéissent à une logique, ne sont pas « n'importe quoi » ; et elle confortera ses adversaires en agaçant ses défenseurs, parce que la logique qu'on y découvre n'est pas forcément du même ordre que celle qu'y voient spécialistes ou amateurs. Mais il ne s'agit plus ici de prendre parti dans les querelles virulentes à propos de l'art contemporain : il s'agit de prendre pour objet (entre autres) ces querelles, en mettant en évidence ce qui les sous-tend - pour le plaisir de comprendre non seulement le jeu de l'art contemporain, mais aussi les valeurs dont il joue, et qui concernent tout un chacun.
L'art est un objet critique de la sociologie : parce qu'il est investi des valeurs mêmes - singularité et universalité contre lesquelles s'est construite la tradition sociologique, il incite, plus que tout autre domaine, à opérer des déplacements qui affectent non seulement la sociologie de l'art, mais l'exercice de la sociologie en général.
Il est donc temps d'observer non plus ce que la sociologie fait à l'art, mais ce que l'art peut faire à la sociologie dès lors qu'on prend au sérieux la façon dont il est perçu par les acteurs, ainsi se redistribuent les approches méthodologiques et théoriques, permettant de revenir sur des habitudes mentales ancrées dans une tradition sociologique qui n'est encore le plus souvent qu'une idéologie du social - une socio-idéologie.
Pour retrouver l'effet d'étrangeté que produisit l'emballage du Pont-Neuf, il faut remonter dans le temps, quand Christo était encore peu connu du grand public.
En 1985, le sens d'une entreprise aussi inédite, collective et éphémère, était loin d'aller de soi, en tout cas pour les non-initiés : avait-on encore affaire à un ouvrage d'art - le pont - ou bien à une oeuvre d'art ? Comment se faire une opinion ? Et fallait-il même prendre tout cela au sérieux, qui défiait autant le sens commun que la sociologie ?
L'enquête menée à l'époque par Nathalie Heinich permet de s'immerger dans le Paris du premier « effet Christo ». Truffée d'anecdotes savoureuses et de documents originaux, elle offre une introduction remarquablement vivante à la question des frontières de l'art.
Nathalie HEINICH est sociologue, directeur de recherche au CNRS. Elle a publié dune quarantaine d'ouvrages portant sur le statut d'artisÂte et d'auteur, l'art contemporain, les identités en crise, l'histoire de la sociologie, et les valeurs. Parmi ses derniers ouvrages : Le Paradigme de l'art contemporain. Structures d'une révolution artistique, Gallimard, 2014.
Sociologue de l'art, auteur d'une trentaine d'ouvrages et d'un grand nombre d'articles dans des revues de sciences sociales françaises et étrangères, traduite dans le monde entier, Nathalie Heinich revient dans cet entretien sur son parcours atypique : des études de philosophie en province au séminaire de Pierre Bourdieu à Paris, des années noires de l'« intello précaire » au CNRS et à l'Ecole des hautes études en sciences sociales, de l'après-68 à l'entrée dans le XXIe siècle, elle raconte concrètement comment se fait une carrière de chercheur, comment émergent les thèmes de recherche, comment se fabriquent les enquêtes, comment s'écrivent et se publient les articles et les livres, à quelles lectures parfois inattendues ils donnent lieu.
A l'heure où disparaissent les derniers rescapés des camps nazis, subsiste malgré tout la parole de ceux qui ont réussi non seulement à survivre, mais à témoigner. Ce sont les diverses modalités de cette sortie du silence, et leurs répercussions indissociablement éthiques et épistémologiques, qu'analyse cet ouvrage.
Être ambivalent, c'est vouloir à la fois une chose et son contraire : l'émancipation et la servitude, l'autonomie et la protection, la liberté sexuelle et la dépendance affec-tive. Depuis environ trois générations, nous disposons de modèles identitaires qui garantissent aux femmes une indépendance matérielle sans renoncement à la vie sexuelle ni stigmatisation sociale. Mais cette conquête est récente et l'ordre traditionnel encore très présent dans les esprits : d'où d'inévitables difficultés à assumer une émancipation pourtant désirée et revendiquée.
A ces ambivalences s'ajoutent des contradictions plus directement politiques dans la façon de définir les combats féministes. Car on peut aujourd'hui se dire féministe en revendiquant comme en refusant la loi sur la parité électorale, la féminisation systématique des noms de profession ou encore la liberté de prostitution et la pornographie. Voilà qui complique singulièrement le paysage confortable où sont censés s'affronter les méchants dominants et les gentilles dominées.
Il est possible d'opposer à cette complexité du réel autre chose que les simplifications bêtifiantes du « politiquement correct ». Repérer les contradictions plutôt que les dénier, les comprendre plutôt que les stigmatiser, et reconstruire à partir de là des positions plus cohérentes et plus lucides : tels sont les objectifs des différents textes réunis ici.
« La laïcité suscite d'intenses controverses », rappelle l'historien et sociologue Jean Baubérot au seuil de cette correspondance musclée avec la sociologue Nathalie Heinich. Leurs échanges le confirment. Au nom de quelle laïcité parlons-nous ? Quelle laïcité voulons-nous ?
Si Jean Baubérot prône une laïcité d'inclusion, Nathalie Heinich refuse les compromis qui ne seraient que renoncements aux valeurs républicaines dès lors que pointe, à ses yeux, l'offensive religieuse.
Derrière la laïcité, c'est la question de la République qui se pose, mais également celle de la frontière entre sciences sociales et engagement militant que réaffirment les deux auteurs chacun à leur manière.
Comprendre les mystères de l'art contemporain en BD à travers trois portraits représentatifs.
Statut des artistes, critères d'acceptabilité, rôle essentiel des intermédiaires et des institutions... Pour qu'il soit compris, l'art contemporain exige ces clés d'entrée. Véritable photographie sociologique du monde de l'art contemporain en ce début du XXIe siècle, cette bande dessinée s'est donné pour objectif de suivre les itinéraires de trois archétypes d'artistes afin de mieux nous faire comprendre le fonctionnement interne de l'art d'aujourd'hui.
Les hommes ne le savent peut-être pas, mais ce dont la plupart des femmes préfèrent parler entre elles, ce n'est pas d'eux : c'est de leur mère. En effet, si les femmes ne deviennent pas toutes mères, si les mères n'ont pas toutes des filles, toutes ont une mère. S'interroger sur la relation mère-fille est donc leur lot commun. C'est aussi celui des hommes, impliqués, qu'ils le veuillent ou non, dans cette relation. À partir de cas empruntés à la fiction (romans et films), Caroline Eliacheff et Nathalie Heinich reconstituent l'éventail de toutes les relations possibles, montrant comment s'opèrent la transmission des rôles et la construction des identités, de génération en génération. Ainsi se dessinent les conditions d'une bonne relation. Car, dans l'expérience délicate qui consiste à être une fille pour sa mère et éventuellement une mère pour sa fille, il est sans doute des voies plus praticables que d'autres.